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SERVIR MYSTRA

Tai-je dit comment j’en suis venu à servir Mystra ? Non ? Tu n’en croiras pas un mot, naturellement. La Dame déconcerte la majorité des gens. Il est vrai que la plupart sont sensés. Plus ou moins…

Sundral Morthyn

Comment être un sorcier

Année des Tessons chantants

 

Le monde charriait des brumes nacrées. Hébété, Elminster entendit un gazouillis… et sentit de la mousse sous ses pieds nus. Où diantre était-il ?

La brise faisait bruire des feuillages…

Il était dans une forêt. Les brumes se dissipèrent, dévoilant une cathédrale végétale, avec des arbres si hauts que les rayons du soleil avaient peine à trouer les frondaisons. Près de lui gisait l’épée du Lion.

Quelque chose clochait… Baissant les yeux, El se découvrit une somptueuse poitrine féminine ! Eberlué, il effleura ses courbes ahurissantes. La chair était réelle sous ses doigts.

Mystra l’avait transformé en femme !

Agrippant la garde rassurante de son arme, El rampa jusqu’à une petite source, près de là, pour y voir son reflet. Son nez aquilin et sa chevelure noire n’avaient pas changé, mais les traits de son visage s’étaient adoucis. Consterné, il étudia sa nouvelle morphologie. Des profondeurs de la source monta une flamme bleu-blanc, puis dorée.

Mystra !

Il l’effleura sans mesurer le danger d’une telle audace. Une voix mélodieuse résonna dans son crâne :

— Elminster devient Elmara pour voir le monde à travers les yeux d’une femme. Apprends combien la magie fait partie de toute chose, car elle est une source de vie en soi. Ton mentor t’attend.

La flamme disparut.

Haussant les épaules, « Elmara » se releva. Que faire ? Nue au fin fond d’une forêt, sans nourriture ni abri, qu’allait-elle devenir ?

S’il s’agissait de la Haute-Forêt, « elle » devrait s’orienter au sud pour espérer en sortir et trouver à manger. Se désaltérant à la source, elle partit sans un regard en arrière, ne se doutant pas que deux yeux flottants l’observaient.

 

Après un après-midi de marche, Elmara était fourbue, les pieds en sang. Elle devrait trouver un tronc d’arbre où se pelotonner avant la nuit. Le soleil mourant à l’horizon, la forêt prenait un aspect inquiétant. Fallait-il faire du feu ? Malgré le risque d’attirer des prédateurs, cela valait mieux. Après d’infructueuses tentatives pour obtenir une étincelle avec la lame de l’épée, El se décida à utiliser la magie. Concentrée, elle imagina une flamme blanche… Quand l’épée heurta de nouveau le roc, l’étincelle jaillit.

Les yeux écarquillés, Elmara jubila, puis s’arma de patience pour se faire un feu ronflant.

— Merci, grande Mystra. Je m’appliquerai et te servirai de mon mieux.

La flamme bondit… avant de redevenir normale.

Elmara était plongée dans ses pensées quand une botte noire surgit dans son champ de vision, s’abattant sur l’épée. Affolée, El leva la tête… et croisa le regard d’un elfe.

Il n’avait rien d’amical.

La main tendue, il en fit jaillir un dard de lumière.

D’une voix haut perchée, il s’enquit avec calme :

— Donne-moi une bonne raison de te laisser la vie sauve.

 

Delsaran se récria d’indignation ; la pointe de ses oreilles en rougit.

— Ici, au cœur même des vieux arbres !

Baerithryn posa une main apaisante sur son bras et, de l’autre, traça un rond en l’air.

Un visage féminin leur apparut, disant : «Merci, grande Mystra. Je m’appliquerai et te servirai de mon mieux. » Puis l’âtre s’embrasa. Delsaran en resta pantois.

— La déesse l’a entendue !

— Ce doit être l’enchanteresse dont la Dame avait annoncé la venue, dit Baerithryn. Je la guiderai, comme promis.

— La Dame t’accorde le succès, dit son compagnon.

Baerithryn disparut.

Resté seul, Delsaran secoua la tête, perplexe. Les humains avaient tué ses parents et abattu à coups de hache les arbres de son enfance… Pourquoi la déesse leur envoyait-elle une femme ? Ne souhaitait-elle pas voir le Peuple maîtriser la véritable magie ?

— Elle doit penser que les elfes sont assez sages pour se guider eux-mêmes, dit-il à voix haute, un petit sourire aux lèvres.

Mystra ne s’était jamais directement adressée à lui.

Pensif, il s’enfonça dans la nuit.

— Je n’en ai aucune à t’offrir, répondit Elmara, les yeux rivés sur l’épée. Mystra m’a envoyée ici et… (rougissante, elle se rappela qu’elle était nue) elle m’a transformée. Je ne cherche de noises à personne.

— Pourtant, dit l’elfe avec gravité, tu as l’intention de nuire à beaucoup.

— Je vis pour venger mes parents. Mes ennemis sont les seigneurs mages d’Athalantar.

Aussi taciturne que les arbres alentour, l’elfe ne baissa pas sa garde.

— Je veux les détruire, ajouta El, apprendre la magie pour les combattre avec leurs propres armes. J’ai… rencontré Mystra. Elle m’a dit que je trouverais un tuteur ici. Connais-tu un prêtre ou un sorcier adepte de la déesse ?

Le dard de lumière disparut, replongeant la jeune femme dans la pénombre.

— Oui.

Le mot flotta jusqu’à ses oreilles.

— Pourrais-tu me guider jusqu’à cette personne ? lança El d’une voix tremblante.

— Elle est devant toi, répondit l’elfe avec une pointe d’amusement. Quel est ton nom ?

— Elmara. (Quelque chose lui fit ajouter :) Jusqu’à ce matin, j’étais Elminster.

— Je suis Baerithryn. Le dernier humain qui m’ait fréquenté m’appelait Braer.

— Qui était-ce ?

— Une enchanteresse qui vivait il y a trois cents ans.

— Oh.

— Tu découvriras que je n’aime guère être questionné. Regarde et écoute. Ainsi font les elfes. Les humains passent peu de temps sur terre et ils n’ont que des questions à la bouche. Mais ils n’écoutent jamais les réponses. J’espère te guérir de ce travers. Maintenant, allonge-toi.

Ne sachant à quoi s’attendre, El obéit. Machinalement, elle se couvrit les seins et le bas-ventre.

— J’ai déjà vu des demoiselles, sourit l’elfe. Et tu n’as plus rien à me cacher. Tends une jambe.

Déconcertée, elle s’exécuta. D’une main légère, il lui prit le pied… et la douleur s’estompa.

— L’autre, dit-il simplement.

Il obtint le même résultat.

— Tu as donné quelques gouttes de ton sang à la forêt, ajouta-t-il, selon un antique rituel qui n’est pas du goût de tous.

Soudain, il poussa un petit cri et s’agenouilla près d’elle.

— Permets-moi… Ne bouge pas.

Elmara sentit des doigts effleurer ses cils. Son mal de crâne disparut. Ainsi que sa lassitude.

— Merci ! bafouilla-t-elle. Braer…, veux-tu être mon ami ?

Impulsive, elle embrassa l’elfe qu’elle voyait à peine. Ses lèvres rencontrèrent… les arêtes d’un nez.

Sans reculer, Braer ne chercha pas ses lèvres des siennes, mais caressa son menton.

— Oui, fille de prince. Maintenant, dors.

 

— Comme tout le monde, tu as commencé par craindre et haïr la magie. Puis tu as compris que c’était une arme trop redoutable pour être ignorée. La maîtriser ou s’en préserver est devenu une nécessité.

Braer se pencha ; des flammèches crépitaient sur les mains de son élève.

— Tu te demandes pourquoi je gaspille ton temps, toi dont la vie est si courte, à jouer comme un gosse avec la magie… Ce n’est pas pour te familiariser avec elle. Tu l’es déjà. Je voudrais t’apprendre à aimer la magie pour elle-même.

— Pourquoi devrait-on l’aimer ?

Ils restèrent yeux dans les yeux jusqu’à ce qu’elle avance une réponse à sa propre interrogation :

— Pour ne pas devenir comme ces vieillards tordus, cloîtrés entre quatre murs à chercher toujours le sort ou le composant qui leur manque ; ils gâchent leur vie en poursuivant des chimères.

— C’est parfois le cas. Mais l’amour de la magie n’est pas nécessaire chez les adorateurs de Mystra.

Elmara fronça le sourcil. Elle étudiait depuis deux ans. Hastarl et ses jours de rapines semblaient un rêve lointain. Mais elle n’oubliait pas les visages de ses ennemis.

— Certains adorent un dieu par pure crainte. Leur foi en est-elle moins pure pour autant ?

— Oui, répondit l’elfe, même s’ils l’ignorent. Maintenant, viens m’aider à chasser.

Un jour, Braer lui avait montré comment prendre la forme d’un loup avant de se lancer aux trousses d’un cerf. Ils passaient leurs journées ensemble ; le soir venu, il lui indiquait où dormir et la laissait dans un cercle de protection magique.

Jamais il n’accusait la fatigue ou ne s’impatientait. El ne voyait aucun autre elfe à part lui – même s’il lui avait confirmé qu’ils étaient dans la Haute-Forêt, un des plus importants royaumes elfiques de Faerûn.

— Braer, demanda-t-elle à brûle-pourpoint, pourquoi les elfes adorent-ils la magie ?

Un instant, Braer trahit sa satisfaction avant de reprendre son expression coutumière : une gravité attentive.

— Ah… Tu commences à réfléchir et à poser les bonnes questions. Ton apprentissage peut commencer.

— Commencer? s’exclama Elmara, indignée. Qu’avons-nous fichu pendant deux ans ?

— Nous avons perdu beaucoup de temps…

Le cœur serré, Elmara tomba à genoux et laissa éclater sa peine. Seule et découragée, elle pleura longtemps.

Quand ses larmes séchèrent, il n’y avait plus trace de son compagnon.

— Braer ! Où es-tu ? (Seul l’écho moqueur de sa voix lui répondit.) Mystra, aide-moi !

La nuit tombait. Ce coin de forêt lui était inconnu. Affolée, elle invoqua le magefeu et brandit une main, illuminée telle une torche, pour repousser l’obscurité.

— Braer… Par pitié, reviens !

Près de là, les contours d’un arbre se troublèrent… Triste, Baerithryn reparut.

— Pardonne-moi, Elmara…

La jeune femme lui sauta au cou en sanglotant.

— Où étais-tu passé ? Qu’ai-je donc fait ?

— Je suis… navré. Je ne voulais pas te juger.

Comme pour calmer un petit enfant, il la berça, caressant sa longue chevelure emmêlée.

— Mais tu es parti !

— Tu semblais avoir besoin de… solitude pour laisser libre cours à ton chagrin. Il y a des combats qu’on doit mener seul.

El finit par retrouver le sourire. L’elfe fit apparaître un délicieux festin ; elle se régala.

— Je te le redemande, Elmara : me pardonnes-tu ? Je me suis mal conduit.

— Bien sûr !

— Nous détestons méjuger des autres. Et je me suis rendu coupable de cette indélicatesse. Je ne voulais pas t’affoler ainsi. Encore moins t’abandonner à ton chagrin. Te rappelles-tu la question que tu avais posée ?

— Oui…

— Te sens-tu en forme pour bavarder toute la nuit ?

— Bien entendu.

— Il y a certaines choses que tu dois apprendre… et que tu es prête à entendre.

— Parle. Je t’écoute !

Il sourit.

— Pour une fois, je serai direct : nous aimons la magie parce que nous adorons la vie. C’est l’énergie à l’état brut qui régit Faerûn. Les elfes et les nains vivent près des éléments, auxquels ils sont très attachés. Nous sommes en harmonie avec la nature et nous évitons la surpopulation. Pardonne-moi, mais les humains sont fort différents.

Acquiesçant, Elmara lui fit signe de poursuivre.

— A l’exemple des orques, les hommes excellent dans quatre domaines : se reproduire comme des lapins, convoiter tout ce qui leur tombe sous les yeux, détruire ce qui les gêne et dominer le reste.

Elmara pâlit. Elle lui fit signe de continuer.

— Je ne mâche pas mes mots, je sais. Les humains cherchent à plier Faerûn à leur volonté. Que n’importe quoi se dresse sur leur chemin, et ils l’écraseront. Ils sont vifs et intelligents, reconnaissons-le, et ils ne manquent pas d’initiative… Davantage que n’importe quelle autre race. Mais pour nous et pour la terre, ils représentent une menace. Ils pourrissent tout ce qu’ils touchent et grignotent nos forêts. Nous sommes sur nos gardes, bien sûr. Depuis fort longtemps, tu es la première humaine à être tolérée au cœur de ce royaume. Certains des miens verraient sans déplaisir ton cadavre servir d’humus.

Elmara l’écoutait sans broncher. Dans le silence qui suivit, elle soupira et demanda :

— En ce cas, pourquoi me… tolérez-vous ?

Avec un léger sourire, il lui prit une main entre les siennes :

— Par simple respect pour la Dame, j’ai entrepris de guider tes pas. Si les dieux te gardent, mon enseignement t’empêchera de trop nous nuire. J’en suis venu à mieux te connaître… et à te respecter. Je sais quelle vie tu as déjà menée, Elminster Aumar, prince d’Athalantar. Je n’ignore pas tes espérances. Et il est dans notre intérêt de te préparer à affronter les seigneurs mages. Tu as su mettre de côté ta haine de la magie et évoluer ; tu as su t’accrocher à ta raison et à ta dignité quand la déesse ta transformé en femme sans crier gare. Avec le caractère qui est le tien, t’enseigner la magie est devenu un plaisir pour moi.

Elmara sentit les larmes lui brûler les yeux.

— Tu… es l’être le plus patient et le plus doux que j’aie jamais connu, chuchota-t-elle. Pardonne mon émoi de tout à l’heure.

Braer lui tapota la main.

— C’était ma faute. Pour répondre à la question qui vient de te traverser l’esprit : Mystra a agi ainsi pour te protéger et te permettre de mieux ressentir les liens existant entre la magie, la terre et la vie. Les femmes sont plus sensibles que les hommes.

— Tu lis dans mes pensées ? s’écria-t-elle. Par tous les dieux, pourquoi ne pas m’avoir dit ce que j’avais besoin de savoir ?

— Je capte les émotions fortes à faible distance. D’autre part, si on obtenait instantanément les réponses à toutes ses questions, dis-moi ce qu’on en retiendrait ? Ni la mémoire ni la réflexion n’étouffent tes semblables, Elmara. Les gens sont trop heureux de toujours compter sur un autre qu’eux pour les guider.

— C’est vrai, admit-elle. Tu as raison.

— Je sais. C’est une malédiction… Nous avons toujours raison !

Interloquée, elle éclata de rire.

L’aube jetait ses premiers feux à travers les branches quand Braer s’enquit :

— Es-tu trop lasse pour continuer ?

— Non ! Je dois en savoir plus ! Continue !

— Sache que la Haute-Forêt meurt un peu plus chaque année, victime des bûcherons et des humains. Connaissant notre puissance, et incertains de la leur, ils croient que seul notre anéantissement leur garantira la sécurité.

D une main, il désigna les arbres.

— Nos dons ont pour racines les saisons, la vitalité et l’endurance de la terre. Ça n’a rien à voir avec les sortilèges spectaculaires que les humains lancent sur un champ de bataille. Les seigneurs mages le savent bien, qui nous forcent à les combattre sur un terrain qui n’est pas le nôtre. Aussi, nous rechignons à nous opposer ouvertement à eux. J’ai perdu plus d’un compagnon qui refusait d’admettre leur supériorité… Mais nous pouvons te soutenir. Tant que tes amis et toi respectez la nature, nous devons nous allier contre le Mal. Quand tout sera prêt pour la bataille finale, nous vous rejoindrons. Nous en faisons le serment.

Autour des deux compagnons, une dizaine d’arbres frémirent… Des elfes murmurèrent :

— Nous en faisons le serment.

La gorge nouée, Elmara ouvrit de grands yeux avant de s’incliner.

— En échange, je jure ne jamais me dresser contre vous ou contre la terre.

Les elfes s’inclinèrent à leur tour et se fondirent de nouveau dans le sous-bois.

— Sont-ils toujours… autour de nous ?

Braer sourit.

— Non. Mais tu avais choisi un endroit particulier de la forêt pour laisser libre cours à tes larmes.

— Je suis honorée… Maintenant, je vais dormir. Me promets-tu de m’enseigner bientôt un sortilège à renverser les montagnes ?

Baerithryn sourit.

— C’est promis.

Effleurant sa joue d’une caresse, il la plongea dans le sommeil, l’allongeant sur un lit de mousse, et s’installa à côté. Pour le peu de temps qu’il leur restait à passer ensemble, il veillerait.

Il veillerait sur cette amie, précieuse entre toutes.